Magnifique et troublant : un livre sur l’ignorance de l’homme face à la nature.
JEAN-PIERRE TUQUOI (REPORTERRE)
Un an dans la vie d’une forêt, de David Haskell, est un livre magnifique qui décrypte l’immensité du monde à partir d’un mètre carré de forêt. On y apprend mille choses sur la nature, mais l’essentiel est dans la question troublante que pose Haskell sur la limite des connaissances humaines.
Le livre refermé, on songe à Jacques-Henri Fabre et à son monumental ouvrage Souvenirs entomologiques. David Haskell est le Jean-Henri Fabre de ce début du 21e siècle. Comme son lointain prédécesseur français, ce sont les portes d’un monde vivant aussi foisonnant que méconnu, qui vole, se tortille, creuse, gratte, rampe, pousses ses racines, s’infiltre au cœur des cellules dont David Haskell ouvre les portes pour le plus grand plaisir du lecteur.
L’idée de départ du livre est simple. L’auteur, un universitaire américain de quarante-cinq ans, biologiste de formation, a choisi d’observer pendant une année « un carré de feuilles, de cailloux et d’eau, un espace d’un mètre de diamètre, équivalent en taille aux mandalas circulaires des moines tibétains » en s’imposant quelques règles simples : « Venir le plus souvent possible, y observer le jeu des saisons, garder le silence, ne rien prélever, ne rien déplacer, effleurer peut-être, et patiemment me fondre dans le microcosme ».
Le résultat est magnifique et explique que le livre, encensé aux Etats-Unis, a manqué de peu le prix Pulitzer au printemps 2013. Ce succès tient aux qualités propres de l’ouvrage, ordonnancé en brefs chapitres qui suivent le fil du temps et des saisons de ce bout de forêt dans le Tennessee selon une construction quasi invariable : une observation faite au mandala (la mésange ne semble pas souffrir du froid polaire ambiant) conduit l’auteur à élargir le sujet (l’acuité visuelle peu commune de la mésange au service de la quête de la nourriture) jusqu’à en faire un thème de réflexion (pourquoi le monde hivernal est-il hostile à l’homme ?).
Sans doute le livre, tout enlevé qu’il est, ne se lit pas comme un polar, mais qu’il nous parle des escargots, des chevreuils, des éphémères printanières, des mousses et des lichens fréquentant le mandala, qu’il nous raconte la formation d’une coquille d’œuf, le mode d’action d’une tique ou la chute d’une samare d’érable, Haskell le fait dans une langue alerte, en usant de mots simples, compréhensibles par tous, et d’images bien choisies. Vulgariser est un art difficile surtout lorsqu’on entend, comme c’est le cas dans le livre, faire bénéficier le lecteur des dernières connaissances scientifiques disponibles. La bibliographie qui clôt l’ouvrage (un seul auteur français y figure !) témoigne du sérieux du travail de Haskell.
On apprend beaucoup en lisant le livre, que la lumière verte émise par les lucioles sert autant à attirer des partenaires sexuels qu’à en faire fuir d’autres, que des extraits de plantes figurent dans une ordonnance médicale sur quatre, que le poids d’une chenille au cours de sa vie est multiplié par deux mille à trois mille, que la voltige des samares d’érables a peu à voir avec celle des tulipiers et des frênes et que cela ne doit rien au hasard…
Mais l’essentiel est ailleurs. Il réside dans une idée qui court tout au long du livre, celle de l’ignorance abyssale de l’homme face à la nature. Au total, nos connaissances sont superficielles et parcellaires. Pourquoi l’éventail des méthodes de reproduction des champignons est-il si large ? Pourquoi la sexualité des escargots a-t-elle davantage à voir avec celle des arbres à fleurs qu’avec celle des abeilles ou des oiseaux ? Comment s’organise la vie dans la zone racinaire des plantes là où la densité microbienne est cent fois plus élevée que dans le reste du sol ? Faut-il considérer les dichromates (les daltoniens) comme les victimes d’un accident au regard de l’évolution ou au contraire des bénéficiaires d’un avantage ?
A toutes ces interrogations qui renvoient à l’évolution du monde l’homme est incapable de répondre. « Au fil de mes observations, la conscience de l’énormité de mon ignorance s’est imposée à moi. Je suis bien incapable ne serait-ce que d’énumérer et de nommer les habitants du mandala. La compréhension de leurs modes de vie et de leurs relations est impossible de façon autre que fragmentaire. Plus j’observe, conclut l’auteur, plus s’éloigne l’espoir de comprendre le mandala, de saisir sa nature la plus fondamentale ». Y parviendra-t-on un jour ?
Jean-Pierre Tuquoi